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Les mathématiciens du Roy, première mission scientifique et de connaissance de la Chine

Une diplomatie d’influence au XVIIe siècle ou comment
les intérêts de l’État se conjuguent aux intérêts des jésuites
avec les mathématiciens du Roy

Dossier
Rubrique : Éclairer le présent à la lumière de l’histoire

Dans le cadre de nos échanges avec les différentes associations, l’Association des Cadres Bretons, nous a sollicités pour répondre à trois grandes questions qui intéressent l’avenir de la Bretagne. L’une d’entre-elle pose la question suivante : « Si ce furent d’abord les échanges commerciaux, qui ont développé des relations entre l’Europe et la Chine ; ce furent aussi les relations intellectuelles, et par exemple celle des célèbres six missionnaires «mathématiciens» du roi Louis XIV, qui partirent de Bretagne en 1685 et qui ont inauguré un véritable commerce des lumières. Comment la Bretagne pourrait-elle réactiver cette diplomatie d’influence ? » 
Dans cet article nous tenterons de faire la lumière sur une histoire quelque peu oubliée de notre passé qui a été un modèle de rencontre entre la France et la Chine. Prochainement un deuxième article viendra apporter notre point de vue sur la diplomatie d’influence au XXIe siècle entre la Bretagne et la Chine. Ces articles seront recueillis dans un livre blanc collectif intitulé « l’Hermine et le Lotus ».

Dans la lignée des élites jésuites savantes du XVIe siècle, six nouveaux pères jésuites français, sous l’égide de l’Académie des Sciences et du mécénat royal de Louis XIV, partent pour la Chine. Cette mission a lieu dans le cadre d’un programme scientifique d’astrométrie établi par Cassini, porteurs d’un savoir récent, d’un niveau scientifique élevé et d’un matériel de précision. Chateaubriand dans le Génie du Christianisme les présentait comme « ces savants jésuites qui ont porté l’honneur du nom français jusqu’au centre de l’Asie », il renchérit sur « le jésuite qui partait pour la Chine s’armait du télescope et du compas.… Il paraissait à la cour de Pékin avec l’urbanité de la cour de Louis XIV, et environné avec le cortège des sciences et des arts ». Cette mission est remarquable pour son effort continu d’information et de vulgarisation sur la Chine, en liaison avec les académies européennes tout en assurant par de nombreuses publications une large diffusion auprès du public. Quelques religieux tentent de convertir au catholicisme un empire, pour cela ils apprennent le chinois et le mandchou, étudient et traduisent Confucius et les analystes de la Chine ancienne et adoptent les modes de vie des lettrés chinois. Ils sont les passeurs de savoir entre l’Occident et l’Orient et fondent la sinologie. L’intolérance et l’obscurantisme du Pape Benoît XIV et de la curie romaine et leur déclaration désastreuse auprès de l’empereur Yong Zheng (1722-1735) lors de la « querelle des rites » a ruiné à jamais leur mission auprès de la cour impériale de Pékin. L’action des jésuites mathématiciens a toutefois contribué à modifier le cours de l’histoire. En Chine, les pères jésuites mathématiciens ont participé à un transfert significatif des connaissances en mathématiques appliquées, notamment en géographie et astronomie. En France et en Occident, la traduction du Confucius Sinarum Philosophus et la connaissance sur la chronologie de l’histoire, de la religion, de la morale et de la politique des chinois vont contribuer, à un moment charnière, à nourrir la réflexion des philosophes comme Voltaire, Leibniz et nombreux autres… La Chine aura au XVIIe et XVIIIe siècles une forte influence sur la formation de l’esprit philosophique des lumières.

Empereurs chinois de la dynastie des Ming.
Musée de Ding Ling – Chine ; photos© Evelyne Ollivier-Lorphelin

Au XVIe siècle, des pères Jésuites précurseurs

Au début du XVIe siècle, deux siècles après le retour de Marco Polo en Europe, la Chine voit apparaître près de ses côtes les premiers navires marchands portugais, entraînant avec eux des missionnaires chrétiens. Il faut accorder au Père Jésuite Matteo Ricci, 利玛窦 (Macerata (Italie), 6 octobre 1552 – Pékin, 11 mai 1610) la fondation de la mission de Chine. Dans la région de Canton, Il attend dix-huit ans  une occasion favorable pour se glisser jusqu’à la cour et gagner la faveur de l’empereur.  En 1601, il y parvint et offrit à l’empereur Wanli 萬曆, Pékin 1563 – Pekin 1620)à la cour des Ming, une épinette, une montre à répétition et une horloge. Ces curiosités furent du goût de l’Empereur qui fit construire une tour pour placer cette horloge. Mais avant d’accorder à Matteo Ricci, l’autorisation de rester à la cour, il fut obligé de consulter le tribunal des rites qui ne se montra pas favorable. L’empereur permit cependant au père jésuite de demeurer à la cour.

Matteo Ricci met en application d’une façon novatrice, la ligne de conduite définie par le jésuite Alessandro Valignano 范礼安 Fàn Lǐ’ān (1539 Chieti Italie -1606 Macao), maître des novices et visiteur jésuite en Asie de l’Est de 1574 à 1606. Cette méthode sera connue sous l’appellation de « méthode Ricci ». Quatre principes directeurs en constituent les bases : 

  • une politique d’adaptation à la culture chinoise. Valignano estime que les jésuites présents en Chine connaissent la langue et la culture chinoise pour s’adapter aux modes de vie et aux usages de l’élite confucéenne constituée de lettrés et de mandarins.
  • la propagation de la foi et l’évangélisation par les élites chinoises : les jésuites pensaient que si l’empereur et la cour se convertissaient, ils rallieraient l’ensemble du pays au Christianisme. Ils s’adressent donc à une population de lettrés. Matteo Ricci, qui avait étudié les classiques confucéens, participe aux cercles d’échanges philosophiques
  • la propagation indirecte de la foi : les sciences et les techniques européennes avaient pour objectifs de séduire les chinois lettrés et de les persuader du degré d’avancement de la civilisation européenne. Les horloges, un condensé des techniques de l’époque, des tableaux représentant la perspective, les mathématiques seront utilisées comme intercesseurs tout comme les mappemondes qui représentent les dernières découvertes.
  • l’ouverture aux valeurs chinoises et à la tolérance  : Matteo Ricci a une profonde admiration pour la culture chinoise et la considère comme une société à hautes valeurs morales. Il compare Confucius aux grands philosophes de l’antiquité romaine et notamment à Sénèque, philosophe, dramaturge et homme d’État romain du 1er siècle. Il plaide pour un retour au Confucianisme qu’il présente comme une philosophie fondée sur la loi naturelle, porteuse de l’idée de Dieu. Il adopte une attitude de tolérance vis-à-vis du  culte des ancêtres et de la vénération de Confucius en les considérant comme des « rites civils »

Matteo Ricci fut un passeur et un pont entre la Chine et l’Occident : il fit connaître aux chinois le reste du monde grâce à ses mappemondes et traduit en chinois des livres de philosophie, de mathématiques et d’astronomie. Dans le même temps, il révèle à l’Occident la philosophie de Confucius. Les Jésuites qui essaimaient peu à peu de l’établissement portugais de Macao, se sont fait une assez grande réputation de mathématiciens et d’astronomes. En 1613,  la confiance était suffisamment installée pour que le tribunal des rites de la cour de Nankin demandât à l’empereur qu’on chargeât les Jésuites de la réforme du calendrier. 

Au XVIIe siècle, six savants jésuites français – Les mathématiciens du Roy – 
partent pour la Chine 
sous l’impulsion du pouvoir royal
et de son financement

Le contexte politique, économique et scientifique

Dès la première moitié du XVIIsiècle, l’intérêt pour la Chine commençait à s’éveiller comme le montrent les nombreuses publications des jésuites tout d’abord en latin et en espagnol puis en français. Il est également nourri par la mode et les nouveaux usages des tissus, épices et porcelaines, marchandises exotiques ramenées d’Extrême-Orient principalement par les bateaux Hollandais. Toutes les grandes nations occidentales avaient pris le chemin de l’Orient. La Hollande, mais aussi l’Angleterre, nations schismatiques, déjà en concurrence avec le Portugal, sillonnaient les mers depuis la fin XVIe siècle. En 1604, Henri IV avait accordé le monopole du commerce pour le négoce avec les Indes aux marchands de Dieppe, Saint-Malo et Rouen. La création en 1656 de la Compagnie des Indes Orientales  fondée par le Duc de Meilleraye, gouverneur de Nantes et proche du Cardinal de Richelieu avait pour but de faire du négoce principalement avec Madagascar. Colbert*, surintendant des bâtiments du Roi Louis XIV depuis 1664, conscient de la nécessité de développer le commerce avec l’Orient et l’Extrême-Orient, et du déséquilibre budgétaire provoqué par l’achat des marchandises importées par les compagnies étrangères, décide de créer la compagnie française des Indes Orientales. La déclaration est ratifiée en août 1664 par le roi et la compagnie s’installe à Lorient. La promotion qu’en fit Colbert, et l’extension du commerce en Extrême-Orient suscitèrent une vive curiosité dans l’opinion publique, non seulement chez les marchands de Saint-Malo et de Nantes, mais aussi chez les missionnaires. Les compagnies de commerce rendaient service aux missionnaires en les transportant et en les aidant matériellement si besoin. En retour les missionnaires ouvraient la voie aux négociants. Ainsi, loin de soutenir des intérêts contraires, marchands et missionnaires avaient partie liée qui ne pouvait qu’augmenter en France le nombre de personnes désireuses de s’intéresser à l’Extrême-Orient et à la Chine.

Simultanément Colbert, porte de plus en plus d’intérêt au développement des sciences. S’il s’est préoccupé du progrès des sciences théoriques, notamment par la fondation de l’Académie des Sciences et de l’Observatoire astronomique de Paris, c’est parce qu’il n’a jamais perdu de vue les applications immédiates des sciences. II a voulu avoir de bons mathématiciens et astronomes, et surtout de bons géographes. Il veut posséder des cartes exactes, permettant aux navigateurs de gagner plus sûrement les Indes, sans l’aide des pilotes hollandais peu disposés à mettre leur expérience au service de la France. Il décida d’envoyer en Chine des mathématiciens et astronomes capables de faire un travail de longue durée, dans un pays lointain. Les jésuites missionnaires et religieux répondaient à cette exigence, parce que pour eux l’intérêt de la mission se superposait à l’intérêt des sciences.

* »Les Sciences, mon Père, ne méritent pas que vous preniez la peine de passer les mers, et de vous réduire à vivre dans un autre monde, éloigné de votre patrie et de vos amis. Mais comme le désir de convertir les Infidèles, et de gagner des âmes à Jesus-Christ porte souvent vos Pères à entreprendre de pareils voyages, je souhaiterois qu’ils se servissent de l’occasion; et que dans le temps où ils ne sont pas si occupés à la prédication de l’Évangile, ils fissent sur les lieux quantité d’observations, qui nous manquent pour la perfection des sciences & des arts. »   in septième livraison parue en 1707 des Lettres édifiantes et curieuses.

Un concours de circonstances 
1 – un événement inattendu : la visite à Versailles de l’ambassade du roi de Siam, Phra Naraï

Louis XIV reçut, en septembre 1684, à Versailles une ambassade du roi de Siam (Thaïlande), visite rendue possible par les contacts noués par la Compagnie Française des Indes Orientale. Sa venue surprit tout le monde en même temps qu’elle ravit les amateurs d’exotisme : les ambassadeurs, en grande tenue, apportèrent avec eux des présents, la plupart de facture chinoise – jades, laques et porcelaines – qui émerveillèrent  la cour et le roi. Dès lors, Louis XIV montre un intérêt grandissant pour la Chine et son empereur. Cette ambassade était accompagnée par un missionnaire des Missions étrangères de Paris, M. Bénigne Vachet (1641 Dijon –1720 Paris) désigné en tant qu’interprète pour accompagner les ambassadeurs siamois. Le roi de Siam, Phra Naraï (1632–1688) était inquiet des visées sur son pays des Hollandais. Dans les années 1660, la Compagnie réunie des Indes orientales,Verenigde Oost-Indische Compagnie  (V.O.C) avait organisé, un blocus naval de la Ménam, le fleuve qui irriguait toute la plaine centrale et conduisait à sa capitale Ayuthia.

*L’extrême goût que Louis XIV avait pour les choses d’éclat fut encore bien plus flatté par l’ambassade qu’il reçut de Siam, pays où l’on avait ignoré jusqu’alors que la France existât. Il était arrivé, par une de ces singularités qui prouvent la supériorité des Européens sur les autres nations, qu’un Grec, fils de cabaretier de Céphalonie, nommé Phalk Constance, était devenu barcalon, c’est-à-dire premier ministre ou grand vizir du royaume de Siam. Cet homme, dans le dessein de s’affermir et de s’élever encore, et dans le besoin qu’il avait de secours étrangers, n’avait osé se confier aux Anglais ni aux Hollandais, ce sont des voisins trop dangereux dans les Indes. Les Français venaient d’établir des comptoirs sur les côtes de Coromandel, et avaient porté dans ces extrémités de l’Asie la réputation de leur roi. Constance crut Louis XIV propre à être flatté par un hommage qui  viendrait de si loin sans être attendu. La religion dont les ressorts font jouer la politique du monde depuis Siam jusqu’à Paris, servit encore à ses desseins. Il envoya, au nom du roi de Siam, son maître, une solennelle ambassade avec de grands présents à Louis XIV, pour lui faire entendre que ce roi indien, charmé de sa gloire, ne voulait faire de traité de commerce qu’avec la nation française, et qu’il n’était pas même éloigné de se faire chrétien. La grandeur du roi flattée, et sa religion trompée, l’engagèrent à envoyer à Siam, deux ambassadeurs et six jésuites et depuis il y joignit des officiers avec huit cents soldats. Voltaire in « Le Siècle de Louis XIV ».

2 – La visite du Père Philippe Couplet et de Michel Sin (Shen Fuzong) jeune converti chinois venus solliciter auprès de Louis XIV l’envoi de nouvelles recrues en Chine

Au moment même où les envoyés du Siam arrivaient en France, par un concours de circonstances, le Père Philippe Couplet (1622–1693), jésuite missionnaire mathématicien en Chine, revenu en Europe, en 1685 sur un vaisseau hollandais, était reçu à Versailles le 15 septembre 1684, en compagnie d’un jeune converti chinois Michel Sin (Shen Fuzong). Le Père Couplet avait été chargé par son Supérieur, le Vice-Provincial Ferdinand Verbiest (1623–1688), Président depuis 1669 du Tribunal des Mathématiques ou Bureau impérial d’Astronomie de Pékin (Qintianjian ), de solliciter auprès de Louis XIV l’envoi de nouvelles recrues pour étoffer les rangs d’une mission qui se dépeuplait. C’est la simultanéité de ces requêtes qui engagea le roi, décidé pour des raisons politiques à affirmer la présence française en Orient, à profiter du départ de « l’Oyseau »  pour expédier les Mathématiciens en Asie. Il fut convenu qu’après l’escale du Siam, les Mathématiciens rallieraient la Chine par leurs propres moyens.

Un tel projet ne pouvait que susciter de fortes hostilités, d’une part des Portugais, qui défendaient avec âpreté leur droit de patronage en Extrême-Orient et d’autre part les susceptibilités  du Saint-Siège qui venait de créer des vicariats apostoliques avec l’aide de la Compagnie du Saint-Sacrement de l’Autel, et de la Société des Missions étrangères. En vertu de la séparation des deux pouvoirs, le spirituel et le temporel, il était impossible à Louis XIV d’envoyer en Chine des missionnaires.  Il lui était toutefois possible d’y envoyer des savants, même missionnaires, s’ils avaient brevet de mathématiciens du roi.

Le départ des « mathématiciens du roy » et des ambassadeurs du Siam à Brest en mars 1685

C’est ainsi que le  3 mars 1685, sur ordre de Louis XIV, sous l’impulsion de Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris et de Colbert (mort en 1683), et sous l’autorité de Louvois, six pères jésuites avec le titre de «mathématiciens du Roi» appareillent de Brest sur le vaisseau de ligne « l’Oyseau » accompagné de la frégate « Maligne » qui partaient pour le Siam1. À bord, se trouvaient également les ambassadeurs siamois qui rentraient chez eux après avoir obtenu à Paris un grand succès de curiosité à la cour.  Des instruments scientifiques2 qui représentaient la vitrine des meilleures connaissances techniques du temps les accompagnent. Selon les dispositions du Padroado3, Louis XIV n’avait aucune puissance spirituelle pour envoyer des missionnaires en Orient. Il fit alors usage d’expédient, un libellé de mission sous l’égide de l’Académie des Sciences avec un programme bien défini. Les mathématiciens prennent place à bord du vaisseau ambassade pour le Siam avec les cadeaux de prestige que Louis XIV désirait envoyer également à Kangxi4, l’empereur chinois. Le groupe formé de Jean de Fontaney (1643–1710), Joachim Bouvet (1656–1730), Jean-François Gerbillon (1654–1707), Louis Le Comte (1655–1728), Claude de Visdelou (1656–1737) et Guy Tachard (Marthon 1648 – octobre 1712 Chandernagor) constitue le noyau fondateur de la mission jésuite française en Chine. Guy Tachard restera au Siam. Ces pères jésuites, à l’exception du Père Louis Le Comte, ont été nommés membres correspondants de l’Académie des Sciences le 20 décembre 1684, quelques jours seulement avant leur départ de Paris. Ils furent les émissaires de la mission jésuite française en Chine, qui sera détachée de la Vice-Province jésuite portugaise en 1700. Elle perdure après la décision de proscription de la Compagnie de Jésus en France en 1762. Une décision romaine met fin par le bref Dominus ac redemptor  du Pape Clément XIV, du 21 juillet 1773 à la Compagnie de Jésus en France.

Une installation contrastée, une réussite diplomatique, une écoute des cultures
et traditions de l’empire du milieu, mais une querelle des rites contreproductive

Après l’escale du Siam, les jésuites devaient rallier la Chine par leurs propres moyens. Une entrée par Macao fut envisagée. Les intempéries, les faiblesses structurelles et l’hostilité du Portugal ainsi que la concurrence de la Hollande et de l’Angleterre dans les Indes en décidèrent autrement. Les navires étrangers n’étaient alors autorisés à pratiquer le commerce avec la Chine que depuis le comptoir de Macao. La lutte maritime contre les forces de Koxinga favorable aux Ming alors battus, avait amené les Qing, en 1656 à limiter strictement les sorties en mer de navires chinois et à avoir une politique de stricte limitation des contacts avec l’étranger.

Après quelques tentatives infructueuses, la mi-juin 1687, ils mettent le cap non sans risque sur Ningbo dans la province du Zhejiang et arrivent 36 jours après. Le 11 octobre un ordre impérial les autorise à rentrer en Chine. Ils quittent Ningbo le 26 novembre pour Pékin en passant par Hangzhou et empruntant le Grand Canal. Ils obtiennent une audience de l’empereur.

Les pères jésuites arrivent à Pékin le 8 février 1688, et ils sont reçus par l’empereur Kangxi le 21 mars 1688. Comme en témoigne une lettre du Père de Fontaney au père de La Chaise, l’accueil est bienveillant et l’empereur Kang Xi leur accorde de nombreux égards. Le rôle prédominant du Père de Fontenay – né en Bretagne – supérieur de la mission, de 1685 à 1699, qui s’inscrit dans la lignée des ecclésiastiques scientifiques du XVII ème siècle est à souligner.  Kangxi décide de retenir les Pères Bouvet et Gerbillon à la Cour. Le Père Gerbillon, qui parlait le chinois, donnera des leçons de mathématiques à l’empereur qui portait un intérêt politique à l’exactitude des observations des phénomènes célestes, chères à un peuple attentif aux lois de l’univers. 

L’empereur est, depuis longtemps, favorable aux missionnaires occidentaux. En 1670, il reçoit les ambassadeurs portugais à sa cour. En 1675, il rend visite à l’église des jésuites de Pékin, dont il a autorisé l’installation, et qu’il nomme Qing Tian, « honorer le ciel ». En 1685, l’empereur Kangxi est à l’origine de l’ouverture du port de Canton au commerce avec les étrangers et, à cette date, le commerce des Européens avec la Chine prend une nouvelle ampleur.

Tandis que les relations entre la France et la Chine s’intensifient, l’influence des pères jésuites à la cour de Pékin prend de plus en plus d’importance. En 1689,  le père Gerbillon est désigné par l’empereur en la qualité de conseiller et d’interprète pour accompagner la délégation chinoise à Nertchinsk (Sibérie),  pour la signature d’un traité entre la Russie et la Chine concernant le tracé de la frontière entre les deux pays. C’est un haut témoignage de la confiance que l’empereur plaçait dans les ambassadeurs Français. La mission des  « mathématiciens du roy »  français était donc accomplie dans sa dimension politique et diplomatique. 

L’installation en Chine pour les autres jésuites fut difficile en raison de l’hostilité des jésuites portugais qui les obligèrent à de nombreux déplacements Ningbo (Zhejiang), Jiangzhou (Shanxi), Nankin, Shanghai, Xi’an, Nanchang (Jiangxi), Chaozhou (Province de Canton), Canton, Pékin, Yinchuan (Ningxia…). Les Mathématiciens du Roi mettront à profit leurs déplacements en province pour effectuer les observations établissant les coordonnées géographiques de leurs lieux de passage.

De retour en France le Père Le Comte s’attellera à la rédaction de ses Nouveaux Mémoires qui en dépit de la censure connaîtra une large diffusion.

Les pères jésuites ont su avec habileté faire preuve de retenue et être à l’écoute des cultures et des traditions de l’empire du milieu mais les écrits des Pères Jésuites dérangent. Ils font état d’une nation païenne dont la culture et la grandeur rivalise avec les pays d’Occident, très chrétiens. En France, en 1700, la Sorbonne censure le livre du Père Le Compte, la méfiance est installée chez les ecclésiastiques d’autant que l’enthousiasme pour l’art et la culture chinoise obtiennent un vif succès notamment depuis l’arrivée des précieuses porcelaines. Ils s’interrogent sur les conséquences de la « sinisation » des savants et des grands de France. En Chine, l’effort d’intégration des Jésuites est contesté par les missionnaires franciscains et dominicains qui jugent la pratique du christianisme et celle des rites chinois comme incompatibles. L’interdit promulgué par le Pape est le résultat de cette querelle.

La « querelle des rites », et l’attitude contre-productive du pape qui critiquait l’attitude jugée trop laxiste vis-à-vis des croyances et des rites chinois décourage les conversions au christianisme et suscite la méfiance de l’empereur. En Chine Monseigneur Charles de Tournon légat du Pape, arrive en 1705 avec l’ordre d’interdire aux missionnaires toute tolérance, décret renforcé en 1707 par un second décret. L’étroitesse d’esprit du Pape Benoît XIV et de la Curie romaine met fin à plus d’un siècle d’effort pour apprivoiser les princes, mandarins et hauts fonctionnaires de l’empire. Ainsi se termine une épopée commencée par Matteo Ricci, Adam Schall et Ferdinand Verbiest et poursuivit par les Français, « Mathématicien du Roy » et leurs successeurs.

Cadran – musée de Ding Ling –

Une diplomatie d’influence

“Sous le manteau étoilé de l’astronomie, notre sainte Religion s’introduit facilement”  
Le nom de Chine est souvent intégré dans les ouvrages des XVIIe et  XVIIIsiècle, récits de voyages ou articles de journaux, écrits des philosophes ou des économistes. Si l’on est étonné de voir tant de preuves de l’admiration qu’elle a suscitée, c’est parce qu’aujourd’hui nous avons oublié la stratégie initiale du Roi soleil et de son ministre Colbert. Les missions décidées par Colbert étaient non seulement définies pour des raisons de prestige ou spirituelles mais principalement pour les espérances de développement et rééquilibre commercial dans le cadre du redéploiement de la compagnie des Indes. Ces objectifs pouvaient se conjuguer au rêve des Jésuites d’essayer d’amener au christianisme plusieurs nations d’Extrême-orient dont la Chine. Tâche immense s’il en est, car les Jésuites et notamment le père Tachard n’ignorent pas en effet que dans les pays lointains d’Extrême-Orient, il n’aura pas seulement à lutter contre l’hostilité des indigènes, mais aussi à combattre l’influence de ces Messieurs des Missions étrangères qui ont déjà le monopole des missions au Siam et qui commencent à s’insinuer en Chine. L’affrontement au Siam entre Jésuites et Missionnaires sera le prélude et l’une des causes de l’affaire des Cérémonies chinoises. 

Avant leur départ, au XVIIsiècle s’était établie la légende que c’était par les mathématiques et l’astronomie qu’on pouvait parvenir à la cour de l’empereur de Chine. Fait exact mais aussi légende entretenue par les jésuites eux-mêmes. Les Jésuites français qui partirent en Chine en 1685 étaient des intellectuels. Ils s’aperçurent très vite que pour supplanter les Jésuites Portugais à Pékin, il leur fallait être non seulement des savants, mais aussi des hommes habiles en toute sorte de métiers capables d’exciter la curiosité de l’empereur (musiciens, traducteurs, peintres,  horlogers, artisans….). Ce sont des hommes de ce genre que le Père Bouvet revint chercher en 1697. Par la suite, au XVIIIsiècle, les Jésuites qui partaient en Chine, même s’ils étaient mathématiciens ou astronomes  ne manquaient pas d’apprendre avant de quitter l’Europe, un métier manuel qui leur donnait une chance de plus d’avoir les faveurs de l’empereur. Par exemple, en 1739, le Père de la Roche et le Père d’Incarville, avant leur départ, travaillent plusieurs mois dans une verrerie pour apprendre à faire du verre plat, tandis que le Père de la Roche apprend à graver sur cuivre.

À une époque névralgique, des ouvrages qui engagent la réflexion des auteurs des Lumières
Le mouvement d’informations sur la Chine en Europe ne débute pas par l’établissement de la mission jésuite française, mais ce groupe imprime une dimension nouvelle en liaison directe avec les académies savantes, accompagnée d’une large diffusion auprès du public. Les grands noms des Lumières (Voltaire, Leibniz, Montesquieu, Turgo, Quesnay et bien d’autres…) avec la Perse, s’intéresseront également à la Chine, et s’appuieront sur les ouvrages des jésuites pour engager leurs réflexions.

Les premières relations sur la Chine furent essentielles dans la découverte et l’envie de s’y intéresser. L’ouvrage de Marco Polo, le Vénitien, dont les éditions furent nombreuses au XVI et XVIIe siècles était un récit merveilleux et imprécis qui semblait tenir plus du roman d’aventures que de la relation de voyage. L’imagination y trouvait son compte, mais le besoin de précisions géographiques n’était pas satisfait. Les lettres de la mission Jésuites et écrites annuellement au début du XVIIsiècle apportèrent des informations nouvelles. La diffusion put se faire grâce au livre publié en français du père Jésuite Nicolas Trigault né à Douai (France) en 1577 et décédé à Hangzhou (Chine) en 1628. Il condensait en un seul volume de nombreuses informations qui eurent une influence considérable. La position géographique de la Chine se précisait et surtout son existence ne pouvait plus être mise en doute. De surcroît, l’intérêt géographique se superposait à l’intérêt religieux.

La publication du Confucius Sinarum Philosophus, en 1687, (dédié à Louis XIV ) par le père Philippe Couplet (Malignes Belgique 1623 – Mer Goa Inde 1693) et fruit du travail de nombreux traducteurs jésuites provoque une remise en question sans précédent en Europe. C’est le simple exposé d’une morale très ancienne dont les principes essentiels ne sont pas si différents de la morale chrétienne mais antérieure au christianisme. Cette approche contredit la chronologie biblique. Il y a donc une morale naturelle, partant une morale indépendante de la religion qu’un peuple professe puisque les principes de la morale sont les mêmes partout et à toutes les époques ; et si les Chinois peuvent être convaincus d’athéisme, comme le veulent les adversaires des Jésuites (Fénelon, Renaudot…), non seulement une morale pure peut exister sans la révélation chrétienne, mais encore la morale est indépendante de toute religion. Cette morale des Chinois que révèlent les missionnaires n’est pas une morale dogmatique ; elle ne se déduit pas de principes abstraits ; elle est toute pratique et se justifie, non par des arguments ou des raisonnements mais par les résultats qu’elle a produits. Cette découverte fait voler en éclats le préjugé européen. 

L’influence exercée par la Chine au XVIIe siècle sur les idées et les mœurs françaises et dans la formation de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle
Les premières relations sur la Chine, sur la grandeur de ses villes et sur l’excellence de son gouvernement, les récits des missionnaires sur la protection particulière que les savants mathématiciens et astronomes trouvent à la cour de Chine;  habituent peu à peu, au cours du XVIIIsiècle, à cette idée que des relations intellectuelles sont possibles avec un peuple si éloigné et jusqu’alors presque inconnu.

Les Pères Jésuites « mathématiciens du roy » dans leurs ouvrages, Lettres édifiantes ou Description de la Chine…, accumulent les faits qui tendent à montrer que le peuple chinois a non seulement un grand souci de la morale et une très haute moralité, mais encore qu’il a le souci de conserver, de protéger même contrer les influences étrangères, des règles de conduite qui assuraient depuis l’antiquité la stabilité de la société chinoise. Donc une morale qui, sans être dogmatique, n’était cependant pas inférieure, puisqu’elle avait fait ses preuves. C’était une morale fondée sur l’expérience et adaptée au caractère d’une nation particulière. D’où l’on pouvait conclure au relativisme de la morale. Les germes de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle étaient semés. Nous en connaissons la suite.

Les récits décrivent une grande civilisation et une grande magnificence, une grande puissance économique et culturelle qui n’a rien à envier au roi de France. Du point de vue de l’art et de l’architecture, le Yuanming Yuan ou Palais d’été est un exemple d’intégration de l’art occidental en Chine.  En France, l’influence de l’art chinois s’est opéré dès la première moitié du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, donnant naissance au courant des « chinoiseries ».

Tongli ; raffinement des éléments d’architecture sous les Ming et les Qing que les mathématiciens du Roy ont pu observer. Photo© : Evelyne Ollivier-Lorphelin

Conclusion

Les pères jésuites « mathématiciens du Roy » avaient tous pour particularité d’être de brillants mathématiciens et scientifiques et avaient tous été reçu par l’Académie Royale des Sciences à l’exception toutefois du Père Louis Lecomte. Le Père de Fontenay et Colbert, à l’origine du projet, savaient également que l’empereur chinois Kangxi, leur contemporain, était un homme lettré attiré par les sciences. Si l’objectif des missionnaires était de se rendre en Chine afin d’évangéliser la cour de l’empereur et ses sujets, l’ouverture aux valeurs chinoises et à la tolérance, l’approche indirecte par les sciences et la connaissance, dans la lignée de Matteo Ricci ont constitué les fondements de leurs actions. Cette stratégie d’intégration en douceur est rapidement contestée par les missionnaires dominicains et franciscains européens qui jugent la pratique du christianisme et celles des rites incompatibles. Le légat du Pape, se rend à Pékin pour appliquer les décrets du Saint-Office qui interdit la pratique des rites chinois. Cette démarche est subit comme un affront de la part de l’empereur Kangxi qui expulse le légat Monseigneur de Tournon. En 1714,  le Pape, à Rome, renouvelle le décret. Les conséquences seront désastreuses pour les relations entre l’empereur Kangxi et les missionnaires chrétiens. L’empereur interdit en 1717, le christianisme et sa prédication en Chine.  La fin du règne de Louis XIV, est marquée par l’échec de l’évangélisation du peuple chinois.

Toutefois, la mission diplomatique, scientifique, commerciale et culturelle est un  succès. Kangxi garde une estime pour les scientifiques français. La mission envoyée par Louis XIV a permis de nouer une relation privilégiée entre la France et la Chine, tant commerciale que culturelle : les deux nations se sont mutuellement influencées pendant les trois décennies qui ont suivie l’arrivée des premiers missionnaires français. Les « Mathématiciens du Roy » sont à l’origine en Chine du savoir scientifique français qui était alors enseigné dans les collèges jésuites en Chine. Ils déployèrent une intense activité à laquelle les Nouveaux Mémoires, les Lettres édifiantes et curieuses et la compilation de Du Halde assurèrent un large écho. Les publications de l’Académie des Sciences répercutèrent cette activité scientifique. Mais ce n’est pas seulement grâce aux mathématiques et à l’astronomie que les Jésuites réussirent à s’introduire en Chine, mais aussi grâce à ce que l’on appelait alors « les arts », c’est-à-dire grâce à toute sorte de métiers dont la nouveauté était capable de séduire la curiosité des Chinois. Comme l’astronomie, la philosophie et l’horlogerie, la musique, la peinture et différents arts mineurs ont également été utilisés pour faire passer les messages. Au XVIIe siècle, les jésuites pour conquérir la Chine avaient déjà une vision systémique.

L’approche de Colbert et de Louis XIV était d’entrer en contact avec l’empereur Kangxi, de nouer des liens, au nom de la France, afin de créer une relation privilégiée permettant l’obtention d’avantages commerciaux qui favoriseraient la France par rapport aux Hollandais et aux Portugais. Ainsi, loin de soutenir des intérêts contraires, les deux approches se complétaient. Les écrits des missionnaires jésuites « mathématiciens du Roy » de la fin du XVIIe siècle ont influencé la pensée occidentale et ont donné une impulsion nouvelle sur les relations entre l’Europe et la Chine.

Contributeur, Rédacteur en chef et SEO, photographies : Evelyne Ollivier- Lorphelin, 2008 
Photo à la une : village de Hongcun, village de marchands lettrés chinois de la dynastie des Ming et des Qing : photo© Evelyne Ollivier-Lorphelin, tout droit réservé.
Directeur de la Publication : Yannick Morin, Président de France Chine International  

Notes

1 Le Siam est l’ancien nom de la Thaïlande. Le royaume du Siam a été fondé en 1350 par le roi Ramathibodi Ier. Ses capitales successives furent Ayutthaya (1350-1767), Thonburi (1767-1782), puis Bangkok (à partir de 1782). Après la prise du pouvoir par le général Plaek Phibunsongkhram le pays a pris le nom de Thaïlande en 1939.

2 Une trentaine d’instruments environs comprenant des verres pour des lunettes d’approche allant jusqu’à deux mètres quarante de long, deux quarts-de-cercle de nonente portatifs, trois grandes pendules à secondes, un instrument pour déterminer l’ascension droite et la déclinaison des étoiles, un cadran équinoxial, un grand niveau et trois demi-cercles, des pendules à répétition, des miroirs ardents, des thermomètres et des baromètres, des instruments pour déterminer le vide, une horloge sur plan incliné.

3 Depuis le Traité de Tordesillas de 1494, la supervision des missions d’Orient avait été déléguée par la Papauté au Portugal. Ce droit historique de patronage est connu sous le nom de Padroado. Les Portugais ne souhaitaient pas la venue en Chine des Jésuites français qu’ils soupçonnaient de représenter le roi de France (la suite des événements le prouvera). Louis XIV, de son côté, ne voulait pas que les jésuites français s’embarquent sur les vaisseaux portugais, qui selon les termes des accords du Padroado, transportaient les missionnaires.

4 Kang xi est le fils de l’empereur Shun zhi de la dynastie Qing. Il appartient de fait au peuple Jurchen et prend en 1635 le nom de Mandchous (Manzhou) Il est le descendant lointain des tribus qui avaient fondé au XIIe siècle l’Empire des Jin dans les territoires du Nord-Est et en Chine du Nord. Le règne de l’Empereur Kang xi dura 61 ans.

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